Les Seiz Breur et la Résistance de René-Yves Creston

Le 6 septembre 2023 se célèbre le centenaire du mouvement artistique breton des Seiz Breur (Les 7 Frères), auquel fait écho la création de nos jours d’une association qui s’en revendique, – Pevarzek – animée par quatorze créateurs de la jeune génération. Les livres, expositions, conférences, ventes aux enchères de leurs créations, conférences, abondent. Vu l’importance du monde celtique dans l’imaginaire des Seiz Breur, leur histoire mérite une mention dans cette chronique.

Je souhaite revenir sur le rôle de son pilier principal, René-Yves Creston, dans la résistance antinazie. Pour une raison simple : par confusion des références, ou par choix idéologique, certains assurent que ce mouvement, créé entre les deux guerres, s’est fourvoyé dans la collaboration avec l’occupant nazi. Or certains de ses membres ont pu avoir un rôle équivoque.

C’est pourquoi, il faut rappeler, qu’on a affaire à un ensemble artistique polyvalent – et non politique – créé en 1923, principalement par le couple Creston, René et Suzanne, et Jeanne Malivel décédée trois ans plus tard.

S’il est un mouvement artistique dont les Seiz Breur peuvent sentir une inspiration en alliant modernité et considération du passé, c’est bien le Bauhaus fondé par Walter Gropius et ses camarades. Or, la même question se pose pour le Bauhaus : son attitude face à Hitler quand celui-ci prend le pouvoir en 1933 alors qu’il est critiqué par les nazis comme repaire du « bolchevisme culturel ».

Nombre de ses membres s’exilent et entrent dans l’opposition à l’hitlérisme, d’autres adhèrent, y compris Gropius, au NSDAP. Exemple stigmatisant : l’un des architectes du Bauhaus, Fritz Ertl, construit le camp d’extermination d’Auschwitz.

Mais cette dérive de quelques-uns retire-t-elle au Bauhaus ses grandes qualités novatrices et révolutionnaires des années 1920 ?

Les choix de René-Yves Creston

En 1940, le peintre-dessinateur devenu ethnologue, René-Yves Creston, se trouve au département arctique du musée de l’Homme du Trocadéro à Paris. Peintre officiel de la Marine, il a participé à une expédition du commandant Charcot et il a été également en 1937 secrétaire général du Pavillon de Bretagne à l’exposition universelle des arts et techniques à Paris[1].

Si l’on veut le situer sur l’échiquier politique à l’époque, pour comprendre son engagement, Creston, dans sa prime jeunesse, aurait été proche du mouvement libertaire. Ensuite, il est membre de la Ligue fédéraliste de Bretagne, située à gauche de l’échiquier politique breton, implantée en haute Bretagne et résolument antifasciste.

Puis, il sympathise avec le Paimpolais, Marcel Cachin, figure emblématique du parti communiste (il est vrai que Cachin s’intéresse de près aux Seiz Breur et achète un meuble à l’ébéniste Joseph Savina, qui en fait partie).

Creston adhère aux Bretons émancipés de Cachin dont il dessine le drapeau (un triskel au cœur d’un drapeau rouge !) et écrit dans son journal War Sao[2].

De même, il a soutenu l’action pédagogique de Yann Sohier, le père de l’historienne Mona Ozouf et instituteur fondateur du mouvement Ar Falz, dont le même Creston sera président après-guerre. Contrairement à ce que disent les archives des Renseignements généraux, il n’a pas adhéré au Parti national breton (PNB) dont il déplore la dérive fascisante sous la tutelle d’un Ollier Mordrel.

Au sein des Seiz Breur, il coopère avec des artistes qui préfèrent promouvoir les arts d’une Bretagne innovante plutôt que de s’afficher en fonction des divisions de la politique française.

Creston, résistant de la première heure

Entre le soutien à l’autonomisme breton et le combat contre la barbarie nazie, doit-on choisir ? René-Yves Creston estime que non : on doit pouvoir entrer en résistance dès le début de l’occupation allemande en 1940 et continuer à promouvoir les arts modernes de la Bretagne, quelque soit son statut politique.

Il a évidemment la chance de travailler dans l’environnement du Musée de l’Homme qui, comme le rappellent les historiens, fut « une citadelle de la résistance » depuis que ses responsables, tel le Professeur Paul Rivet, ont créé, en 1934, le Comité d’action antifasciste et de vigilance.

Survient la défaite de juin 1940. Dès août, Creston participe au premier réseau de résistance du Musée de l’Homme en compagnie d’Yvonne Oddon qui est à l’origine de son recrutement (les études de celle-ci au Pays de Galles ont-elles facilité ce rapprochement ?) Originaire des Hautes-Alpes, Yvonne est la bibliothécaire du Musée et la petite d’amie d’Anatole Lewitzky, l’un des principaux fondateurs russes du réseau avec Boris Vildé le « meneur de l’activité anti-allemande ».

N°1 du réseau, Boris est un Estonien né à Saint-Petersbourg, ancien des jeunesses communistes, « un vrai fils de la révolution bolchevique », comme le décrit Jean Lacouture, le biographe de Germaine Tillion, la célèbre ethnographe qui a rejoint le réseau (tout comme l’égyptologue Christiane Desroches Noblecourt).

Les origines de Vildé, et sa pratique du jiu-jitsu l’ont encouragé à étudier des relations entre les langues fenniques (finnois/estonien) et le japonais. C’est un indépendant qui a bénéficié de la protection de l’écrivain André Gide avec qui il partage une hostilité non feinte à l’égard de l’URSS.

Ce qui n’a pas empêché de se demander s’il était lié au renseignement soviétique, comme me le suggéra au cours d’une interview des années 1980, Marc Bergé, le patron des Renseignements généraux à la Libération : « Des membres du réseau du Musée de l’Homme étaient liés à l’Orchestre rouge ». Bergé faisait référence au vaste réseau du GRU, rendu célèbre par le best-seller de l’écrivain Gilles Perrault, décédé en août 2023 (L’Orchestre rouge, Fayard, 1967).

Rien n’indique que Creston a rejoint le réseau du Musée de l’Homme en connaissant cette éventuelle interface avec Moscou, mais cela ne l’aurait pas repoussé, compte-tenu de ses convictions personnelles qui le mèneront à adhérer au PCF après-guerre (et semble-t-il à rencontrer Marcel Cachin en résidence surveillée en Bretagne en décembre 1940).

De toute manière, Boris Vildé jouissait aussi de contacts avec le MI6 britannique et le service de renseignement français qui opérait à l’insu de Vichy.

Lors de son homologation après-guerre, le réseau sera décrit comme officiellement créé le 1er août 1940[3]. Les nombreux témoignages recueillis par l’historien américain Martin Blumenson, dans son livre The Vildé Affair, en 1973, confirme que Creston est l’un des tout premiers à être recruté et qu’il fréquente les deux Russes Vildé et Lewitzky (le livre a été réalisé neuf ans après la mort de Creston, donc l’auteur n’a pas pu être influencé par les dires du co-fondateur des Seiz Breur).

Blumenson écrit : « Particulièrement importante la mission qu’ils ont confiée à René Creston »[4]. Afin d’assurer des communications avec l’Angleterre, Creston fit trois voyages en Bretagne. Il enrôla des soutiens parmi ses connaissances.

Par-dessus tout, il organisa un petit groupe à Saint-Nazaire pour dessiner et transmettre les plans détaillés du port et de la base sous-marine que les Allemands avaient amélioré et utilisaient en particulier les écluses qui contrôlaient l’entrée dans les bassins intérieurs du port lesquels étaient vulnérables aux bombardements britanniques. 

« De nombreuses copies de ces documents passèrent entre ses mains. Ils furent reproduits et distribués via le Musée de l’Homme. Certains trouvèrent leur route pour des agents du renseignement britannique, d’autres finirent entre les mains allemandes.[5] »

Ainsi Creston se retrouve agent de liaison de la Résistance à trois niveaux. D’une part, il assure le lien avec son ami d’enfance nazairien, l’avocat Albert Jubineau, qui a formé un groupe de résistants parmi des juges, des avocats, des huissiers au Palais de Justice à Paris (dont fait partie Me Léon-Maurice Nordmann qu’on retrouve bientôt en Bretagne). 

Leur projet rejoint celui du Musée de l’Homme. Creston assure la liaison entre Vildé et le groupe Jubineau. Deuxièmement, à la demande de Paul Rivet, le directeur du musée, il participe à la création et à la diffusion (sur la Bretagne) du journal clandestin à petit tirage Résistance (avec des intellectuels, les écrivains Jean Paulhan, Claude Aveline, le critique d’art et poète Jean Cassou…).

Pour ce faire, le groupe utilise une machine à ronéoter cachée au sous-sol que Rivet avait utilisée quelques années plus tôt avec son Comité d’action antifasciste. La même machine servira à reproduire des rapports de renseignement, en plus de documents photographiques des plans établis à Saint-Nazaire par les « agents » de Creston lequel, ne l’oublions pas, est spécialiste de l’architecture navale.

Enfin, ce dernier aide au voyage de membres du réseau qui doivent gagner la Grande-Bretagne (grâce à des contacts parmi les marins à Camaret ou Douarnenez).

L’une des personnalités marquantes du Musée qui va rallier de Gaulle n’est autre que l’ethnologue spécialiste de la civilisation aztèque, Jacques Soustelle. Directeur-adjoint du Musée, il gagne Londres en décembre 1940. Il deviendra plus tard le patron des services secrets de la France libre, la Direction générale des services spéciaux (DGSS) et confirmera après-guerre le rôle pionnier de Creston[6].

Yvonne Oddon, la bilbiothécaire du Musée de l’Hommequi a recruté Creston (DR)

Double pénétration du réseau par les services nazis

Fin 1940 débute une longue traque organisée par les services allemands.  Elle aboutira le 11 février 1941, avec des arrestations massives au Musée de l’Homme. Que s’est-il passé ?

Voici ce qu’écrit Henri Noguères dans sa monumentale Histoire de la Résistance en France (tome 1, p.332) : « Dès le début de février, une nouvelle arrestation avait eu lieu : celle de Jubineau et, le 11, c’est l’opération massive déclenchée par les SS : plusieurs cars déversent assez d’hommes en armes pour encercler le palais de Chaillot tandis que les équipes spécialisées, pénétrant dans le bâtiment, procèdent à une perquisition en règle et à un certain nombre d’arrestations. Seules celles de Lewitzky, de sa fiancée Yvonne Oddon et de Creston sont maintenues. »

Noguères cite en outre le témoignage d’une autre résistante du réseau, Agnès Humbert qui a eu le temps d’envoyer un jeune collègue (René Sénéchal alias « le Gosse ») chez Jean Cassou, le poète du réseau qui a fui en Zone-sud, afin de récupérer « un plan de renseignement et le garage des sous-marins à Saint-Nazaire ».

Le « Gosse » récupère les documents et on les fera parvenir à Cassou à Toulouse. On peut donc supposer que ceux-ci ont rejoint la France Libre ou l’Intelligence Service aussi via l’Espagne. Mais ce n’est pas tout. Car, au sous-sol du Musée de l’Homme, ont été ronéotées d’autres exemplaires des fameux plans de Saint-Nazaire…

Les rescapés du réseau, dont Germaine Tillion, vont enquêter pour comprendre comment a été suscité le démantèlement. Il y a eu une double pénétration totalement dissociée, l’une organisée par le Sicherheitsdienst (SD IV vulgairement appelé la « Gestapo ») dirigé par Karl Döring et l’autre par le contre-espionnage militaire, l’Abwehr III F, commandé par Otto Reile et son adjoint Hermann Giskes. Mais la seconde infiltration ne sera pas, hélas, élucidée pendant la guerre.

La taupe du SD s’appelle Albert Gaveau. Il a joué un rôle important dans le démantèlement de la ligne de convoyage en Bretagne, permettant l’arrestation de l’avocat Nordmann et de plusieurs membres du réseau à Paris. Quelque temps après Radio-Londres dénoncera ce traître sur les ondes. En vain : il ne sera fusillé qu’en 1944.

L’autre opération est celle de l’Abwehr rivale du SD et nous intéresse car elle concerne directement des arrestations portant sur les plans de Saint-Nazaire.

Officier de l’Abwehr III C2, le comte Kreutz (alias Wagner ou Sacha) organise la surveillance d’Alice Simonnet une étudiante qui fréquente le Musée de l’Homme et effectue des liaisons pour le réseau.

Comment fait-il ? C’est un montage savant : deux Russes blancs qui travaillent également au Musée, Florina Erouchowski (Ski) et Adrien Fédorovsky (Fédo) fréquentent Boris Vildé. De surcroît, ils sont voisins d’Anatole Lewitzky et d’Yvonne Oddon au square de l’Alboni dans le 16e arrondissement de Paris.

Mme Erouchkowski est elle-même amie d’une Russe qui travaille dans la mode, Olga Bobrikoff, laquelle a épousé le « baron balte » Alexander von Kreutz (je l’ai appelée au téléphone à Paris où elle n’avait pas changé d’adresse en 1982, mais disait ne se souvenir de rien !)

Mis au courant d’agissements suspects au Musée de l’Homme, Kreutz reçoit le feu vert de son chef, à l’Hôtel Lutetia, le Major Hermann Giskes, d’infiltrer le réseau. On lui adjoint deux collègues de la même Section III C2 de l’Abwehr, les Sonderfüher Kuchenbecker (alias Kramer) et Christmann (alias Arno). J’ai interviewé ce Richard Christmann au début des années 1980, à propos de cette affaire (pour mon livre Markus, espion allemand).

Que s’est-il passé ? Ces officiers ont ciblé la plus vulnérable du réseau du Musée, l’étudiante Alice Simonnet. Mme Erouchkowski propose de la présenter au « Baron » qui pourrait, étant donné ses soi-disant accointances avec l’Intelligence Service britannique pourrait aider à transférer les documents nazairiens à Londres. Va-t-elle accéder à cette demande ?

Notons que la jeune Alice Simonnet n’est pas la seule à posséder des reproductions des plans de Saint-Nazaire, copiées début février. De son côté, la bibliothécaire, Yvonne Oddon a fait parvenir certains de ces documents aux Américains, grâce à des contacts qui remontent à l’époque de ses études aux USA, avec l’ambassade bientôt relocalisée de Paris à Vichy [7].

Le principal officier de renseignement US est un marin : l’attaché naval Roscoe Hillenkoetter qui deviendra en 1947, le créateur de la CIA. Il est bien placé pour comprendre l’importance des plans de la base navale sous-marine de Saint-Nazaire qu’il pourra transmettre à ses amis du MI6 même si les USA ne sont pas encore en guerre.

D’autres documents « nazairiens », on l’a vu, ont été stockés dans l’appartement de Jean Cassou parti dans la zone sud à Toulouse.

Quant à Creston il n’en a aucun. D’abord parce qu’il les a transmis à qui de droit. Et de plus, il a effectué un « nettoyage » dans son appartement. Depuis le début de février, il se méfie de Fédo, contre qui Lewitzky, le compagnon d’Yvonne, l’a mis en garde. Comme le relate Blumenson :

« Depuis quelque temps déjà, René Creston avait l’impression distincte que Fédo essayait de faire ami-ami avec lui afin de le surveiller. Il semblait espérer de surprendre Creston dans une situation compromettante. Il entrait dans le bureau de Creston à l’improviste, écoutait ses conversations téléphoniques, notait quels visiteurs il recevait au Musée quand Vildé et Lewitzky étaient absents. »

Or, vers le 9 février, Lewitzky ,avait remis des documents à Creston pour les détruire. Celui-ci acquiesce et s’engage à les brûler dans son poêle à la maison. Ce jour-là, ce qu’il ne fait jamais, Fédo propose de marcher avec lui jusqu’au métro. Il l’y laisse mais à partir de là Creston est persuadé d’être suivi.

Ouf ! Il a réussi à brûler les papiers et à jeter les cendres dans les toilettes. Mais le 10 février lorsqu’il rentre du boulot, la porte de son appartement est ouverte, des papiers privés sont éparpillés… Pourtant, rien ne manque, sinon des photos de lui avec sa femme, Suzanne Candré-Creston (co-fondatrice des Seiz Breur) qui habite Rennes à l’époque (du fait qu’ils ont rompu, avant le divorce de 1945, alors que Creston vit avec Germaine Jouan…)

Or le jour même, ce 10 février, s’est produit un événement dramatique : « Ski » a organisé le rendez-vous au cours duquel Alice Simonnet doit apporter les plans de la base navale de Szint-Nazaire pour les remettre à Kreutz, qu’elle croit être un agent anglais.

Richard Christmann à Paris en 1940 au moment où il participe à l’inflitration du réseau de Musée de l’Homme. (©RF).

Voici ce que j’ai pû synthétiser à partir du témoignage du Sonderführer Richard Christmann : « Le 10 février 1941, “ski” a organisé un rendez-vous avec Alice Simonnet, étudiante à la Sorbonne, qui apporte les plans de la base navale de Saint-Nazaire au “baron balte” qui a ses accointances avec Londres…

Baron qui n’est nul autre que Kreutz, bien sûr. Boulevard Raspail, à deux pas du Lutétia, Christmann prend en chasse Alice Simonnet lorsqu’elle quitte l’appartement. La nuit tombe tôt en février. Dans le métro, elle change plusieurs fois de rame. Se sent-elle suivie ?

À la dernière station, elle pénètre sur le quai, au dernier moment, tandis que les portillons se ferment sur Christmann. Il saute par-dessus et pénètre in extremis dans le wagon. La poursuite se termine dans une rue sombre. Un flash de lumière blanche, Alice pénètre dans un restaurant.

Kuchenbecker du III C2 a rejoint son camarade, puis court téléphoner à la GFP (gendarmerie militaire). Un quart d’heure plus tard les Allemands font irruption dans le restaurant : “Police allemande !”

Une femme glisse ses mains sous ses fesses, sous les cuisses et les mollets pour empêcher sa robe de se fripper, avant de s’asseoir. Pas quand elle se lève… ce que vient de faire la jeune Alice. Ce que vient de remarquer Christmann qui se précipite sur le petit carnet qu’elle a ainsi fait glisser sous la banquette d’en face. Un carnet rempli d’adresses… »

Ignorant du drame, le lendemain, René-Yves Creston se rend à son travail. Les sentinelles allemandes de faction devant le Musée ne le reconnaissent pas et le laissent entrer. Le Professeur Rivet lui conseille de se rendre, car les Allemands n’ont certainement rien contre lui. Creston a appris que Lewitzky et Oddon ont déjà été arrêtés mais ne sait pas qu’ils vont lui sauver la mise en affirmant aux Allemands chacun de leur côté : « Creston n’est pas un type sérieux. Nous n’avons pas confiance, il n’aurait jamais pu être résistant… »

Résultat : Creston qui se retrouve à la prison de Fresnes et du Cherche-Midi, – où est incarcérée, depuis la veille, Alice Simonnet et son mari –, sera l’un des derniers à être interrogé, quatre mois plus tard par la GFP, rue de Ponthieu, et non par la Gestapo rue des Saussaies.

Et le dernier à être relâché. Pendant sa détention, on ne doute pas qu’il a essayé de dessiner et d’écrire. On lui attribue, entre autres, la rédaction d’un poème Lug « sur du papier d’emballage à l’aide d’un morceau de bois trempé dans du bleu de méthylène délayé » [selon J. R. Rotté, René Yves Creston (1898-1964), Un artiste au service de la Bretagne, in Dalc’homp soñj, hiver 1985 N°14]

Institut celtique, une couverture ?

On n’a rien trouvé chez lui ; pas plus que chez Suzanne interrogée à Rennes. C’est là qu’il sera envoyé en résidence surveillée ayant signé un document indiquant qu’il ne se mêlera plus de rien et ne pourra plus travailler au Musée de l’Homme. Il est libéré le 12 juin 1941 et astreint à une résidence surveillée à Armanlis près de Janzé (en Ile-et-Villaine).

Circulera après guerre alors l’affirmation selon laquelle, le linguiste bretonnant Roparz Hemon serait intervenu auprès des Allemands pour favoriser sa libération, notamment grâce au professeur lorrain Léo Weisgerber, universitaire spécialiste des langues celtiques attaché à la Propaganda Staffel et créateur de Radio-Rennes pour laquelle travaille Roparz Hemon.

L’accusation n’est pas anodine car Weisgerber appartient à la Gesellschaft für Keltische Studien qui est relié à l’Abwehr II pour la manipulation des peuples celtes.

Dans son livre sur le Bezen Perrot, – la petite milice de nationalistes bretons supplétifs de l’armée allemande –, Kristian Hamon rapporte cette indication en l’affublant avec prudence d’un « semble-t-il » : « Creston, qui avait été arrêté après avoir rendu d’incontestables service à la Résistance a été libéré, semble-t-il, sur intercession de Hemon et Debauveais auprès de Léo Weisgerber. »

Que Hemon ait voulu intervenir pour son collègue celtisant est plausible. Et c’est lui prêter beaucoup d’influence. Les apparentements peuvent être terribles. Mais en veut-on au journaliste Pierre Brossolette, – membre du réseau du Musée de l’Homme, cadre du BCRA capturé en Bretagne de retour de Londres, suicidé dans les locaux de la Gestapo parisienne, panthéonisé grâce à Mona Ouzouf –, d’avoir été un proche de l’ambassadeur allemand Otto Abetz avant-guerre ?

Revenons à Creston. Quand en 1974, Pierre.-Rolland. Giot écrit la préface du livre posthume de son ami Creston Le Costume breton (Ed. Tchou), la veuve de ce dernier démentira l’assertion concernant Weisgerber, qui ne vise pourtant pas à faire de lui un « collabo ».

Le même Kristian Hamon reproduit en partie le PV d’audition de Creston à la gendarmerie de Janzé du 17 octobre 1945 (ADIV 213 W 172) survenue lorsque certains mettent en cause son rôle de résisistant.  Creston y précise selon la transcription du gendarme :

« Arrêté en février 1941 au Musée de l’Homme à Paris, ainsi que mes camarades du groupe de résistance que nous avons créé en août 1940, je fus emprisonné au secret à Fresnes. Je suis resté 122 jours en cellule sans être interrogé. Je ne l’ai été que le 122ème jour. La Gestapo n’ayant rien trouvé m’a remis en liberté en me disant : “ce qui ne veut pas dire que vous soyez innocent, en conséquence vous êtes en régime de liberté surveillée (…) séjour interdit à Paris et fixé à Rennes.” Tous mes camarades n’ont pas été fusillés, heureusement, deux seulement du Musée et cinq autres de l’organisation. Arrivé à Rennes, je compris immédiatement pourquoi on m’avait fixé cette résidence. En effet, d’anciens camarades à l’idée politique identique à la mienne se trouvaient à Rennes, mais ils avaient changé d’idée et étaient devenus fidèles serviteurs des nazis. Tous croyaient que j’étais innocent, ce qui n’était pas le cas, car j’avais sur la conscience un acte de résistance (…) l’établissement des plans de défense de Saint-Nazaire. Il me fallait ruser et jouer serré. J’ai en effet participé comme beaucoup d’autres personnes qui n’avaient rien de germanophiles aux débuts de l’institut celtique. Mais au bout d’un certain temps, je m’aperçus de ce que voulait être cette société que l’on croyait uniquement culturelle, son directeur M. Hemon. »

Manifestement Creston doit sous-entendre une trop grande allégeance d’Hemon aux Allemands.

Flashback. En octobre 1941, il ne fait pas de doute que Creston a voulu renouer avec ses amis des Seiz Breur (qu’il avait déjà contactés en octobre 1940), et donner un nouveau souffle au mouvement culturel en participant à la création, à Rennes, de l’Institut celtique breton (Framm Keltiek Breizh) que va présider Hamon. Creston a dessiné les illustrations du programme comme l’indique cet article d’Ouest-Eclair (l’ancêtre d’Ouest-France).

Le même mois, en octobre 1941, encore à la demande de Roparz Hemon, il illustre l’édition posthume du manuel pédagogique de son ami Yann Sohier, Me a lenno (Moi je lirai), dessinant même un portrait de celui-ci que voici :

Alors duquel de ses amis est proche Creston : du droitier Roparz Hemon ou du gauchiste Yann Sohier ? La réponse semble simple pour lui : les deux constituent des éléments du « bloc culturel celtique » qu’il appelé de ses vœux dès 1931 avec le lancement de sa revue éphémère Keltia.

Une anecdote révèle la situation intellectuellement complexe dans laquelle évolue René-Yves Creston. On la trouve dans Les Archives secrètes de Bretagne 1940-44 compilées et commentées par Henri Fréville, l’ancien résistant, devenu maire de Rennes et député d’Ille-et-Vilaine.

Il raconte comment le préfet régional François Ripert s’oppose à la participation de l’Institut celtique à la foire-exposition de Rennes en février 1942, principalement à cause de la présence de Creston ! Motif ? « Ce dernier avait été emprisonné durant plusieurs mois pour activité politique contraire au gouvernement du maréchal Pétain. En réalité, M. Creston avait été arrêté par erreur par les autorités d’occupation qui le relâchèrent, lorsque leur enquête leur eut prouvé son innocence », explique le rapport préfectoral.

Cependant, non seulement, réalise-t-il des illustrations pour les éditions d’œuvres en breton pendant sa résidence surveillée, mais encore, comme on le voit, Creston renoue-t-il avec ses amis des Seiz Breur et surtout il participe à l’Institut celtique « pour détourner l’attention », dira son ami Giot, tout en poursuivant des activités au service des alliés selon l’historien Jean-Jacques Monnier qui m’a communiqué l’original de l’interview qui avait réalisée avec Giot pour son livre Résistance et conscience bretonne, (préfacé par Mona Ozouf, Yoran Embanner, 2007).

On pourrait dire la même chose d’André Dezarrois, l’historien de l’art, membre de l’Institut et interné au camp Margueritte de Rennes à la Libération comme collabo avant qu’on se rende compte qu’on avait affaire à un important résistant de l’Organisation civile et militaire (OCM).

Côté création, en 1942-43, Creston déploie une activité débordante en préparant les illustrations d’un ouvrage sur le costume breton, et un autre sur les calvaires bretons commandés par l’éditeur et président de la chambre de commerce de Saint-Brieuc, membre des Seiz Breur depuis 1935, Octave-Louis Aubert, dont l’un des fils est mort à la guerre, en 1940, et l’autre résistant du réseau Turquoise (du MI6).

Nous allons voir dans un instant, un exemple particulièrement parlant de la façon dont Creston utilise son implantation dans le mouvement breton pour faire basculer certains de ses éléments dans la résistance antinazie. Mais pour cela, encore faut-il se trouver au cœur du mouvement breton.

À vrai dire, l’attitude de Creston ne passe inaperçue puisqu’on prête à Roparz Hemon cette répartie à propos de Creston, et relevée par l’écrivain nationaliste breton Abeozen : « Marteze ivez e rae spierezh evit ar Soazon ! » (Peut-être faisait-il de l’espionnage pour les Anglais !)  Bien vu !

L’Opération Chariot à Saint-Nazaire

Entretemps, le procès du réseau du Musée de l’Homme qui a eu lieu du 8 janvier au 17 février 1942 s’est soldé par la condamnation à mort de dix résistants (sept hommes dont Vildé et Lewitsky exécutés au Mont-Valérien le 23, trois femmes graciées mais déportées dont Alice Simonnet et Yvonne Oddon).

Ce destin tragique n’a pu que convaincre des personnalités comme Creston à poursuivre la résistance, indépendamment de ses activités artistiques.

Mieux encore, un mois après la conclusion tragique du procès se produit l’une des plus audacieuses opérations militaires montée en direction du continent par les Britanniques : l’opération Chariot. Or, elle doit beaucoup aux informations, cartes et croquis fournis grâce au Réseau parisien et à ses « honorables correspondants » en Bretagne.

Engagée dans l’estuaire de la Loire de nuit, la mission consistait à précipiter contre la forme-écluse Joubert de Saint-Nazaire, un vieux destroyer bourré d’explosifs, rendant inutilisable la seule cale de radoub assez vaste pour accueillir le super-cuirassé Tirpitz.

Jean-Charles Stasi, dans son livre Opération Chariot (Ed. Coop Breizh, 2014), précise comment, en plus des photos aériennes prises par la RAF, Londres avait recueilli des plans détaillés, des croquis et notes techniques fournies par « le réseau local Georges-France et le réseau parisien du Musée de l’Homme, animé sur place par l’ethnologue et artiste René-Yves Creston, qui a recruté un groupe de Nazairiens très actifs. » Selon l’historien irlandais James Dorrian, « sans toutes ces informations, le raid sur Saint-Nazaire n’aurait pas été possible. »

L’un des documents reproduits de la base navale de Saint-Nazairepubliés par l’historien irlandais James Dorrian.

C’est après-guerre qu’on a pu reconstituer en bonne part le réseau breton monté par Creston. Le plus connu, Gaston Sébilleau (1894-1957) a été membre des Seiz Breur dès le début. Cet ébéniste de Redon est un proche de Creston qu’il a rencontré autrefois à La Baule.

Mutilé de la Grande Guerre, – il a perdu une jambe au Chemin des Dames en 1917 –, Sébilleau entre dans la résistance avec ses frères et va perdre un bras lorsqu’il sera arrêté et blessé lors de son transfert en Allemagne en 1944, dans le convoi de Langeais, dernier train vers la déportation.

Il en reviendra et tentera de relancer en 1947 les Seiz Breur avec Creston. Comme diront ses filles Denise et Marie-Thérèse : « Cela ne l’a pas abattu. Il a appris à écrire de la main gauche et s’est fait fabriquer une mentonnière pour pouvoir continuer à déplacer son équerre sur la planche à dessin. Il ne pouvait pas vivre sans créer. » (« Le résistant redonnais Gaston Sébilleau était aussi un artiste », Ouest-France, 25 juillet 2001).

Hubert Chémereau, spécialiste de l’histoire de Saint-Nazaire livre des précisions importantes dans un article de la revue ArMen, publié voici dix ans en évoquant les enquêtes à laquelle se livrent le SD et l’Abwehr suite aux documents trouvés entre les mains d’Alice Simonet :

« Par chance, ils ne vont pas faire le lien entre Creston et ses relations nazairiennes. À commencer par son oncle, Auguste Bastian, qui joua un grand rôle, rappelé dans la presse à sa mort, en 1951, par un ancien du réseau du musée de l’Homme, Henri Foussard. Par ses fonctions importantes à la chambre de commerce de Saint-Nazaire, il devait permettre à Creston de faire le relevé des installations allemandes du port de Saint-Nazaire, guidé par un jeune ouvrier des chantiers, par ailleurs résistant et militant breton, qui avait l’autorisation professionnelle d’accéder aux lieux. “Par la suite, indique Henri Foussard, il eut l’occasion de fournir d’autres renseignements fort utiles que l’ami Batillat traduisait en clairs dessins que Creston faisait parvenir à nos alliés.” Il s’agit de l’architecte André Batillat, ami de longue date de Creston et membre actif des Seiz Breur. » (ArMen, N°187, « Opération Chariot Saint-Nazaire dans la bataille de l’Atlantique »)

L’association des Résistants a son adresse en 1946 au palais de Chaillot, siège du Musée de l’Homme est liée à Yvonne Oddon qui est revenue de déportation (s : JJ Monnier).

On est loin d’avoir tout élucidé dans le rôle multiple et complexe de Creston et de ses amis – Seiz Breur ou non dans cette époque troublée de l’Occupation. Ce mouvement culturel breton peut être fier d’avoir compté dans ses rangs des hommes et des femmes comme eux. Les difficultés rencontrées pour déchiffrer leur trajectoire est ainsi jugée par Jean-Jacques Monnier lorsque je l’ai contacté à la fin de cette enquête :

« Le problème de Creston c’est que c’était un homme très original et anticonformiste. Au fond, il embêtait tout le monde ! »

Monnier a d’ailleurs fait une révélation exceptionnelle dans son livre : comment Creston à aidé, en Loire-Inférieure, un groupe de jeune autonomistes bretons qui s’étaient fourvoyés dans les Bagadoù Stourm à faire défection pour rejoindre la résistance antinazie et de devenir en 1943 le bataillon Liberté des FFI. Pour se faire, Creston les a mis en relation avec un chef de la résistance locale, le Docteur Verliac (alias Paulus).

Sans détailler leurs activités, – Monnier l’a fait dans son livre grâce aux interviews de rescapés –, indiquons simplement que l’un d’entre eux, Jean Joalland, reprend la technique d’infiltration de la base navale de Saint-Nazaire, « la méthode Creston » pour livrer aux alliés les nouvelles données qui permettront de bombarder les installations allemandes.

Dispositif de l’enclave fortifiée de Saint-Nazaire par les Allemands (source : Lars Hellwinkell,  Hitler’s Gateway to the Atlantic, German Naval Bases in France 1940-45, 2012) 

On a eu une idée des activités audacieuses de ce Joalland qui après-guerre se rapprochera du parti communiste, par la description réalisée en 1958 par son chef du maquis Timoleon ou Bataillon Liberté, Madelin Ménard alias « Timoleon » de La Baule, et notamment son  activité de renseignement sur les fortifications militaires allemandes de Saint-Nazaire.

Livrons une ultime énigme qu’il serait passionnant résoudre sur le rôle de Creston pendant la guerre. Dans son livre La Bretagne dans la Guerre (ed. France-Empire), Hervé Le Boterf raconte comment l’autonomiste Yann Fouéré a formulé un projet de décentralisation qui selon lui permettrait d’obtenir une autonomie de la Bretagne. Il transmet ce mémoire en octobre 1940 à Creston pour que celui-ci le fasse parvenir à de Gaulle à Londres. Il n’y aura pas de réponse du Général qui préside à Londres l’association Sao Breizh  (Debout la Bretagne).

On attendra trente ans pour que le Général de Gaulle évoque à Quimper son projet de décentralisation. A-t-il été transmis, en 1940, comme on peut le supposer, par Jacques Soustelle, l’ancien directeur-adjoint du Musée de l’Homme parti pour Londres à cette époque-là ? Gageons qu’on en saura plus lorsque la famille Creston décidera d’ouvrir ses archives.


[1] Voir le livre de Pascal Aumasson, Seiz Breur, pour un art moderne en Bretagne 1923-1947,  Locus Solus, et celui dirigé par Daniel Le Couëdic, Ar Seiz Breur : la création bretonne entre tradition et modernité : 1923-1943, Rd. Palantines).

[2] Voir Georges Cadiou, Marcel Cachin, un Breton émancipé, Yoran Embanner, 2021.

[3] Germaine Tillion deviendra après-guerre « liquidatrice » du réseau homologué Le Musée de l’Homme (du 01-08-40 au 30-09-44, comptant 606 membres).

[4] Sur le plan de l’état-civil Blumenson a raison : Creston a rajouté et accolé le prénom Yves à celui de son nom de baptême René, parce que cela fait plus breton.

[5] Je traduis directement de la version originale du livre.

[6] Au cours de ses missions au Mexique, Soustelle travaillait déjà pour le 2ème Bureau, comme en témoigne le « Rapport sur la propagande allemande et la propagande française au Mexique » du 17 décembre 1939, archivé au Service historique de la Défense.

[7]  Voir Alain Monod, Le réseau du Musée de l’Homme, la résistance première, éditions Riveneuve.

Vous aimerez aussi...

1 réponse

  1. Anne Merrien dit :

    « Me a lenno » signifie plutôt « Moi je lirai ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *