Le vrai-faux roman de Céline inspiré du Barzaz Breiz
Les carnets celtiques de Roger Faligot
Le livre de Louis-Ferdinand Céline La Volonté du roi Krogold que Gallimard a publié fin avril 2023 est-il un vrai-faux roman ? La question se pose… Je souhaite surtout à l’occasion de cet événement littéraire détecter les origines armoricaines du livre, compte-tenu de la biographie du Dr Destouches – alias Céline – et de l’importance de la Bretagne dans son existence au point d’éprouver une étrange passion celtique.
L’affaire est complexe. Car ce qui nous est proposé est un canevas composé de deux textes écrits à des périodes différentes. Mais, même si les promoteurs de ce vrai-faux roman ne le disent pas, il est beaucoup plus ancré que je ne le pensais dans le monde breton et celtique. Il participe d’une obsession de Céline qui a traversé sa vie. Et des racines celtes – à commencer par le Barzaz Breiz, le célèbre recueil des chants populaires de Bretagne – qui ont peut-être eu une influence sur la création des personnages autant que sur le style inimitable de l’auteur de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit.
La légende du roi Krogold, de quoi s’agit-il ?
Voici une saga inachevée inspirée des textes moyenâgeux et même d’un récit qui aurait pu puiser sa source dans le cycle arthurien. Et surtout d’un roman en construction qui a obsédé Céline toute sa vie au point de voir certains de ses extraits intégrés ou résumés dans ses autres romans à commencer par Mort à crédit. Roman dans lequel, la légende de Krogold est résumée par l’un des protagonistes, le petit André qui évoque ainsi l’histoire de « Gwendor le Magnifique, prince de Christianie ». « Il expire ». « Son sang échappé par vingt blessures… L’armée de Gwendor vient de subir une abominable défaite… Le roi Krogold lui-même au cours de la mêlée a repéré Gwendor… Il l’a pourfendu… Il n’est pas fainéant Krogold… Il fait sa justice lui-même… Gwendor a trahi… la mort arrive sur Gwendor et va terminer son boulot… »
À la fin d’un dialogue entre Gwendor et la Mort, cette dernière résume ce qu’est le fond de toute cette histoire : « Il n’est point de douceur en ce monde Gwendor ! rien que de la légende ! Tous les royaumes finissent dans un rêve !… » [1]
Résumons l’histoire de ce conflit entre des seigneurs bretons et scandinaves : selon les rumeurs qui circulent dans la cité féodale de Rennes, une guerre oppose le roi Krogold à un prince félon, Gwendor, lequel convoite sa fille Wanda. Un récit dans lequel on croise d’autres personnages moyenâgeux issus de « la matière de Bretagne » : le trouvère Thibaut (ou Thebaut) qui fréquente le bordel rennais de la mère Amelot ; Morvan, le procureur des États de Bretagne assassiné par Thibaut ou encore le fantasmagorique barde aveugle Gwenchalan (Gwenc’hlan) qui maudit le monde chrétien du fond de sa cellule enfouie sous la Porte mordelaise.
Un premier état du manuscrit mis en forme au début des années 1930, La légende du roi René, a essuyé un refus de publication de la part de Denoël qui n’estimait pas le roman de nature à attirer le public habituel de Céline.
En août 1933, ce dernier lui écrit : « Dès votre retour (de vacances), voulez-vous m’envoyer ma Légende qui est chez vous. Je vais l’utiliser ». Il récupère en effet le texte et le réécrira en procédant à de nombreuses modifications à commencer par le nom du roi René qui devient Krogold. Publier ce roman de chevalerie qu’on pourrait croire héritier du cycle arthurien et des chevaliers de la table ronde devient une obsession. Dans un courrier de mai 1938 à Denoël, il annonce que La Volonté du roi Krogold est en préparation, ce qui suppose un manuscrit final qui, à ce jour, n’a pas été retrouvé.
Ce texte fait partie des manuscrits céliniens disparus à la Libération. En effet, à la mi-juin 1944, le romancier se sauve de Paris pour échapper aux conséquences de son engagement collaborationniste et antisémite. Il rejoint le dernier carré vichyste à Sigmaringen, en Allemagne, avec sa femme Lucette Almanzor (« le ballet de crabes », dira-t-il). S’extrayant des décombres fumants du IIIe Reich, le couple s’exile au Danemark.
Entretemps, le résistant gaulliste Yvon Morandat a récupéré l’appartement montmartrois de Céline et a trouvé les manuscrits épars que Gallimard publie aujourd’hui : Guerre, Londres et, en ce printemps, La Volonté du roi Krogold (dont on précise toutefois sur la couverture : « pages retrouvées »).
Comment est-ce arrivé ? La famille de Morandat a communiqué ces textes au journaliste de Libération Jean-Pierre Thibaudat qui a reçu consigne de ne les rendre publics qu’après la mort de Lucette. Ce qu’il a fait.
Grâce à lui, les manuscrits refont surface en 2021, et Gallimard – entouré de Céliniens chargés de l’exécution testamentaire – les récupère et les publie (non sans avoir reproché à Thibaudat de les avoir gardés par devers lui). S’ensuit aussi une bataille juridique vu que des ayants-droits, héritiers de Céline, s’estiment lésés. Peu importe l’issue d’un procès éventuel. Ce qui nous concerne c’est l’enquête littéraire et l’occasion d’avoir accès à des textes qui permettent de plonger dans le monde celtique de Céline. Donc d’approfondir les origines bretonnes de cette œuvre.
Céline à rebours
Émile Brami, auteur de Céline à rebours à Daoulas, mars 2023 (DR)
Heureuse coïncidence : au moment où sort Krogold en librairie, l’un des principaux spécialistes de Céline, le romancier-libraire Émile Brami, publie une nouvelle version augmentée de son livre Céline à Rebours (éditions Écriture). Il s’agit d’une biographie débutant par la fin de la vie de l’écrivain pour remonter dans le temps, chapitre par chapitre, jusqu’à son enfance. Le même auteur nous avait déjà ravi avec son étude percutante sur la façon dont Hergé à picoré dans l’œuvre de Céline pour choisir les jurons (souvent racistes) du capitaine Haddock parsemés dans les aventures de Tintin et Milou : « Canaille ! Sauvage ! Aztèque ! Macaque ! Parasite ! Renégat ! Canaque ! Anthracite ! Noix de coco ! Zouave ! Cannibale ! Invertébré́ ! »[2]
Comme le sieur Brami est passé récemment en Finistère, j’en ai profité pour l’interroger sur la rocambolesque affaire Krogold. Il n’y va pas par quatre chemins : « On sait que le manuscrit a été volé par un résistant ; Céline s’en plaint. Résultat : on ne possède pas le manuscrit original mais deux brouillons autographes et dactylographiés, – je les ai vus –, et on a fabriqué le texte. En même temps, Céline revendique Krogold à différents moments de son œuvre, comme dans un jeu de miroirs. “Ce qui m’intéresse, dit-il, ce sont les légendes bretonnes ”. Le problème c’est que Gallimard ne nous offre pas le vrai texte car il ne l’a pas. »
Quant à la progression du manuscrit jusqu’à sa mouture finale, le biographe insiste sur un point important : « Cela intervient pendant la construction du “Céline celte” qui s’est édifié sur l’actualité raciste du moment… C’est frappant : l’intensité de l’engagement de Céline pour le celtisme coïncide chez lui avec le développement de son antisémitisme. »
Courriers et articles attestent de cette trajectoire culminant en 1941-42. Voici un court extrait de ses diatribes (et pas des plus violentes et des plus ordurières) dans un courrier du 15 juin 1942 au journaliste Henri Poulain, écrit de Fouesnant, en Finistère où il est en vacances : « Constituez en France un parlement selon les races (et non selon les plus baveux) vous ne trouverez plus qu’une aile droite “Vercingétorix” insignifiante par le nombre, le reliquat des origines, le reste des “Celtes”, brimés par un centre énorme, protubérant, gueulard, impératif, récriminant, majoritaire écrasant, le marécage des hybrides, croassants, sous commandement Blum, et composé de tous les négroïdes du monde, arménoïdes, assyriotes, narbonnoïdes, hyspanotes, auvergnoïdes, pétainistes, sémites maurassiques, etc. etc. tout ce qui hurle le plus “français” et se sent de plus en plus cafre, et puis une aile gauche bougnoule, en pleine croissance. »
Céline en Bretagne
Longtemps avant cette évolution raciste qui va devenir obsessionnelle, si l’on veut comprendre l’importance de ce texte dit « gaélique », on doit rappeler l’importance de la Bretagne pour Céline. On pourrait dire qu’il se revendique Breton surtout à partir des années 1920 et plus généralement celte au cours de la décennie suivante. Or, la légende du roi Krogold reflète cette évolution (qui transparaît dans le reste de son œuvre).
Pour suivre cette trajectoire, on lira avec profit le livre très complet de Gaël Richard publié en 2013, La Bretagne de L.-F. Céline (édition du Lérot). Cet ouvrage de 550 pages livre des détails précieux pour ce qui concerne la « biographie bretonne » du Dr Destouches. Il fait litière de l’affirmation mensongère de Céline dans Bagatelles pour un massacre, selon laquelle il est né d’une mère bretonne nommée Guillou et d’un père flamand (Cette légende l’arrange parce que sa grand-mère Guillou portait le prénom qu’il a pris comme nom de plume : Céline). Par contre la généalogie prouve que, du côté du père, Destouches, on est d’une famille vannetaise, dans le Morbihan, depuis le XVIIIe siècle. De même, grâce à Richard, on sait tout de son mariage à Quintin, de son séjour prolongé à Rennes après la guerre 14-18 ou de visites régulières en Bretagne pendant l’Occupation, notamment du côté de Saint-Malo.
La Légende de la mort d’Anatole Le Braz
Malgré les critiques qu’on peut formuler, la publication de La volonté du roi Krogold présente un gros avantage : elle nous permet de confirmer ce que l’on pouvait imaginer avec les fragments déjà insérés dans d’autres romans de Céline et dans sa correspondance.
Le principal apport que je voulais approfondir, ce sont les sources proprement celtiques du roman du fait de ses rencontres – physiques ou littéraires – dans les années 1920 avec des personnages celtisants. Le plus célèbre, c’est Anatole Le Braz, que le Dr Destouches pu rencontrer lorsqu’il habitait quai Richemont à Rennes, dans le même pâté de maison que le collecteur de chants, de contes et légendes (2 rue Joseph-Sauveur)[3].
Décédé en 1926, ce co-fondateur de l’Union régionaliste bretonne est surtout célèbre pour son recueil de croyances et traditions populaires La Légende de la mort[4].
Si Céline n’a pas puisé directement dans ce livre, l’environnement du magique, du rapport avec le surnaturel et l’autre monde des celtes, est patent. À tel point qu’en février 1944, il cherche désespérément à obtenir la réédition du livre de Le Braz, peut-être pour peaufiner son Krogold situé dans l’univers étrange dans lequel vivaient les anciens Bretons. Il écrit à Théophile Briant, le biographe malouin du poète Saint-Pol Roux « le Magnifique » :
« Au secours, Théophile, les Légendes se meurent ! mieux qu’Arthus sommeillent et ne reparleront plus ! au combat Gwenchalann (sic) barde aux larmes de feu ! Accours et tes crapauds ! Les charniers sont ouverts ! Au trépas de vingt siècles les bourreaux roulent et cuvent ! mufles, et goinfrent au massacre, chancellent sous les armes ! Bientôt le moment rouge et la foudre du monde !
Saccage ! Aux dédains et l’oubli vengeance du Poème !
À toi, Louis-Ferdinand Céline. »
Le Barzaz Breiz
Contemporain de Le Braz, bien que rival, domine évidemment Hersart de la Villemarqué et son œuvre magistrale, le Barzaz Breiz, c’est-à-dire les Chants populaires de la Bretagne (1839). Et dans cette œuvre-là, on cerne les emprunts directs de Céline, à partir de la version française du recueil (dans lequel l’original en breton des chants ou gwerzioù apparaissent en bas de chaque page).
J’y trouve en outre un style qui – nous faisant remonter au haut Moyen Âge – puis régurgité au fil des siècles jusqu’au XIXe – n’est pas sans rappeler le langage de Céline. On discerne même que la prophétie du barde Gwenc’hlan (Diougan Gwenc’hlan), dont l’ombre domine tout le recueil, est composée d’imprécations étonnamment modernes et inspirantes pour le récit de Céline.
Comme le signalait le professeur Fañch Gourvil en 1960 dans son étude du Barzaz Breiz à propos de la Prédiction de Gwenc’hlan : « aucune ne pouvait mieux convenir comme pièce d’ouverture [au Barzaz Breiz] que ce morceau, avec ses allusions à la transmigration des âmes, avec son tableau d’Apocalypse mettant aux prises un “porc” sortant du bois accompagné par ses petits, attaqué par un “cheval de mer” aux cornes d’argent ; avec ses imprécations païennes proférées par un aigle, un corbeau, un renard et un crapaud sur le cadavre d’un “chef d’armée” coupable d’avoir fait mourir le barde en prison.[5] »
On comprend bien pourquoi Céline en a fait un morceau de bravoure dans son roman. Il suffit de comparer les textes dans les deux livres, le Barzaz Breiz et le Krogold. Commençons par des extraits du premier, fragment de la prophétie du barde :
« Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête ; frappe fort, frappe !
Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! Plus fort encore !
Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort ! frappe donc ! Plus fort encore ! (…) Ce n’est pas de la chair pourrie de chiens ou de brebis ; c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut !
–Vieux corbeau de mer écoute ; dis-moi : que tiens-tu là ?
– Je tiens la tête du Chef d’armée ; je veux avoir ses yeux rouges.
Je lui arrache les deux yeux, parce qu’il t’arraché les tiens.
– Et , renard, dis-moi, que tiens-tu là ?
– Je tiens son cœur, qui était aussi faux que le mien.
Qui a désiré ta mort, et t’a fait mourir depuis longtemps.
– Et toi, dis-moi, crapaud, que fis-tu là, au coin de sa bouche ?
– Moi, je me suis mis ici pour attendre son âme au passage. »
Exemplaire du Barzaz Breiz à la bibliothèque du CRBC de Brest (© Faligot)
Puis, voici extrait du chapitre X de La volonté de Krogold (publié en 2023) :
« – Te voici donc porc d’Évangile ! Arrive ! À ton office pissat de truie ! Viens par-là baffrer mes ordures ! miel à ton gosier ! Taille ! Déchire ! Depuis douze ans que tu m’écharpes m’as-tu contraint à pamoiser ? m’as-tu fait adorer Jésus ! Roi des chiens ! Roi des étrangers d’imposture ! Frappe pourceau ! Frappe ! Entends ce que le cœur chante de celui qui ne faille pas ! Supplice à cueur vaillant trempé ! tel airain ! À qui ne genouille jamais au cul du chien de Judée ! Cogne ! et bien âpre ! Ne faille pas ! Je suis aux fers ! Ne me redoute !
Et plus loin :
« Quelle peste les traque ? Que marmonne votre peuple veau ? Voyant mes chairs par cent tenailles, coulant le rouge lui poindrait-il quelque couraige ? Le sang d’Armor las dans mes veines à bouillonner d’horreur, de honte, fouaillerait-il en leur viande blète ? Ces chiens tout autour confessants, gras d’hosties, ventrus à ciboires défailleraient-ils devant la roue du barde ? A’Gwenchan Gwenchalan ! hurlant l’outrage et l’imposture ?
Naturellement le personnage le plus identifiable du récit de Céline est le barde aveugle Gwenc’hlan dont la Prophétie a été relayée par plusieurs écrivains à travers les siècles. Prosper Mérimée, de voyage en Bretagne comme inspecteur des monuments historiques, a même été accusé en 1836 d’avoir volé un manuscrit des prophéties…
Notons que Céline a pu être sensible à ce que dit l’auteur du Barzaz Breiz, quant à l’étymologie du nom vient du nom du barde. Composé d’un adjectif et d’un nom : gen (ou gwen)signifiant « blanc/pur » et glan (mutant en c’hlan) pour « race ». Dans sa présentation de l’édition de 1845 du Barzaz Breiz, de La Villemarqué écrit :
« Parmi les bardes rebelles au joug de la foi nouvelle, il en est un particulièrement fameux ; c’est Kian, surnommé Gwenc’hlan, ou race pure, né en Armorique au commencement du Ve siècle. » On comprend que Gwenc’hlan avait combattu les Chrétiens dans une défense des rites païens et du druidisme.
La « Race pure », voilà un message subliminal qui devait plaire à Céline !
Origine bretonne de noms fictifs : Krogold et Gwendor
Qui a aidé Céline à connaître cette littérature ? Des spécialistes de la langue et de la littérature bretonnes qu’il a rencontrés tel le grand barde Taldir de Carhaix, de son nom François Jafrennou (qui a écrit le Bro goz ma zadou, l’hymne breton sur la mélodie de l’hymne national gallois) ? Le celtisant Georges Dottin ? Anatole Le Braz qui habitait à côté de chez lui ? Bref tout un réseau relié à l’ancienne Union régionaliste bretonne et d’autres qui nous sont inconnus dans l’Emsav, le mouvement breton, notamment dans le pays malouin. Des responsables de l’aile collaborationniste du mouvement breton ne sont pas absents des relations de Céline (c’est d’ailleurs le cas de Taldir qui a eu des ennuis à la Libération mais qui, en tant que druide en savait sans doute long sur l’histoire du barde Gwenc’hlan).
Taldir Jafrennou jeune (DR)
De même au cours des années 1980, un commissaire de la Sûreté nationale à la retraite m’a assuré avoir vu dans les archives une commission rogatoire pour l’arrestation de Céline, lors de son exil au Danemark, du fait de ses liens supposés avec « son cousin » l’autonomiste Célestin Lainé qui avait revêtu l’uniforme SS dans le cadre du groupe qu’il dirigeait, le Bezen Perrot[7].
C’est dans les années 1920 et 1930 qu’il a dû puiser pour ses personnages des noms dans la littérature du fantastique breton, sans oublier le cycle arthurien.
On me dit que Céline a pu inventer de lui-même des personnages. N’empêche que certains ont des racines qui supposent une connaissance linguistique que ne possède pas l’auteur de Mort à crédit.
Penchons-nous sur le nom-titre. Le roi Krogold peut puiser ses racines dans le breton. La sonorité du nom annonce un vocable détestable qu’on attribue à un croque-mitaine. En breton, « krog » est la base verbale de « Kregiñ » : mordre, crocher, et commencer. On dit Krog on : j’ai commencé, j’ai mordu ; Krog est aussi un croc (et Bazh Krog, un harpon ou crochet pour attraper congres et autres poissons sous roche). L’expression « Krog evit grog », « croc contre croc » autrement dit « dent pour dent » (œil pour œil !). Et dans le parler de l’île d’Ouessant, krogad signifie : lutte corps-à-corps.
C’est plus brutal encore en « cornique », la langue presque perdue des Cornouailles de l’île britannique que les émigrés des IVe au VIe siècles ont apportée en Armorique avec eux dans leur besace pour la transformer en breton d’ici. Krog, toujours avec le sens de crochet, signifie « pendaison » et Kroger, le bourreau[8].
Alternativement, la seule autre langue où l’on retrouve la même racine est le vieux norrois, la langue des vikings (qui a donné naissance aux langues scandinaves actuelles), avec le mot « krókr » qui signifie également « crochet » (ou « agrafe »). Difficile de trancher sur l’influence d’une langue sur l’autre, d’autant que le dictionnaire français-breton d’Henri de l’Estang du Rusquec (1886) nous affirme que le mot breton « krog » vient du vieux celtique « krokr » …[9] En suédois, le verbe attaché à « Krok » signifie aussi « tituber, marcher en zigzag ». Pas étonnant que le doublet « krog », dans la même langue, signifie : taverne, estaminet, bistrot…[10]
Pour ce qui concerne Céline c’est d’autant plus acceptable que l’intrigue du récit du roi Krogold se déroule justement entre Bretagne et Scandinavie.
Gwendor le Magnifique (prince de Christianie), le félon tué par Krogold, est le second personnage important du roman au nom inventé par Céline.
Le mot le plus proche en breton est « Gwenedour » qui, comme l’explique Albert Deshayes dans son « Dictionnaire étymologique du breton », fait référence au Vannetais (l’homme du pays de Vannes, « Bro Gwened »). Amusante coïncidence quand on connait les racines de la famille Destouches résidente dans ce pays de Vannes depuis le XVIIIe siècle. Plus précisément le « pays gwenedour » était l’ancien « pays pourlet » (région de Guémené-sur-Scorff), entre Morbihan et Côtes d’Armor ! Simple coïncidence inspirée par une lecture ou mieux par un locuteur de cette langue ? L’autre nom qui s’y rapproche est celui d’un hameau sur un petit affluent de la rivière Wye au pays de Galles : Gwenddwr (Wendor au XIIIe siècle), qui signifie « l’eau blanche » ou pure (en breton Gwendour), mais sans se rattacher à un nom d’un personnage en particulier. On retrouve l’équivalent Gwendour en Bretagne, des lieux ainsi nommés à Plomelin, Ploudaniel, Saint-Thonan.
Ainsi le livre La Volonté du roi Krogold est beaucoup plus marqué par la « matière de Bretagne » que ce à quoi je m’attendais. Les noms d’autres personnages, de lieux, les références sous-jacentes à des œuvres classiques le prouvent.
Parmi les personnages, voici des saints bien connus : saint Meloir, saint Guénolé, saint Brelan, saint Maclou (saint Malo), saint Patrick et l’improbable saint Robork (invention célinienne ?) Inévitable : une duchesse Anne passe dans le récit. Ainsi qu’un certain Lazeron de Carentan : inconnu au bataillon mais le mot lazaron en breton signifie lépreux…
Si l’on établit une cartographie des lieux réels évoqués on ne trouve presque exclusivement des noms de villes et de pays bretons. Si l’on excepte le pays fantaisiste et scandinave de Christianie (qui fait penser à l’ancien nom d’Oslo), figurent Vannes, Redon et Plouermel (Ploërmel), Mûr (de Bretagne) du pays vannetais (le Morbihan est l’origine de sa famille Destouches), quelques sites du Finistère (Saint-Pol-de-Léon, Quimper, les monts d’Arrée) et des villes proches de Rennes aux châteaux remarquables – toujours debout aujourd’hui – comme Fougères et Vitré.
En resserrant l’anneau cartographique, c’est évidemment Rennes – où Céline habite dans les années 1920 – qui revient comme le lieu d’une ville médiévale fantasmée. On pourrait épiloguer sur sa chaque lieu – la place des lieux où se produisent les joutes ; la porte mordelaise où est enterré vivant Gwenc’hlan –mais contentons-nous d’une vue d’ensemble. Voici la Rennes de Krogold et de Céline :
- La Place des Lices où se situent les joutes (2) la Porte mordelaise (en direction de Mordelles) où est enfermé le barde Gwenc’hlan (3) les États de Bretagne (4) la rue Saint-Mélaine (église abbatiale Notre-Dame-en-Saint-Mélaine, premier évêque de Rennes (5) (vers le château de) La Prévalaye
- (6) le Pré Botté (7) Le futur quai Richemont où habitera Céline au XXe siècle.
Clin d’œil au Breton François Villon
Enfin, dans cette légende de Krogold (versions 1 et 2), plusieurs références confirment combien Céline s’est intéressé au poète François Villon, Breton du côté maternel et lui aussi résidant quelque temps à Rennes. À l’évocation de personnages – comme Dame Héloïse, Artus (le duc de Bretagne ou le roi cornouaillais) et Morgane (du cycle arthurien) – s’ajoute principalement le Roi René (duc d’Anjou, 1409-1480) qui donne son nom au titre du premier manuscrit de Céline et qui aurait connu Villon selon ses principaux biographes. Nous intriguent aussi des lieux comme la rue de la Bûcherie près de la Sorbonne à Paris (où d’ailleurs officient des imprimeurs-libraires bretons) que fréquentait l’étudiant, poète et pendard. Une analyse linguistique permettrait de constater que le vocabulaire de vieux françois utilisé par Céline semble souvent puisé chez Villon. Allons plus loin dans la surprise : le trouvère Thibaut (ou Thébaut) ressemble comme un frère à l’auteur de La Balade des Pendus. Et il assassine le procureur Morvan avec une pierre tout comme Villon tuera son abbé en 1455, objet de sa première condamnation à mort.
J’en conviens, la lecture du bouquin de Céline est ardue. La Volonté du roi Krogold n’a ni queue ni tête. Pas de début, pas de fin. Des fragments épars qui constituent un puzzle. Certainement pas le type de grand roman auquel l’auteur de Voyage au bout de la nuit nous a habitués, même s’il a essayé de plonger une oralité tout célinienne dans les chaudrons fumants du Moyen Âge. Tel est le jugement de Dieu !
La difficulté réside sans doute dans le fait que le texte original et complet est ailleurs.
« On m’a dit que le vrai manuscrit complet dort chez un bibliophile, quelque part dans une toute autre région de France loin de la Bretagne », conclut Brami, plus énigmatique que jamais. Honni soit qui mal y pense : le dossier celtique de Céline n’est pas clos.
[1] Céline, Mort à crédit, in La Pléiade, p. 512.
[2] Émile Brami, Céline, Hergé et l’affaire Haddock, Écriture, Paris, 2004.
[3] Gaël Richard, La Bretagne de L.-F. Céline (p.407) /
[4] Voir l’ouvrage de Dominique Besançon, Anatole Le Braz et “La Légende de la Mort”, Terre de brume Éditions, Rennes,
[5] Francis Gourvil, Théodore-Claude-Henri Hersart de la Villemarqué et le “Barzaz-Breiz”, Rennes, Imprimeries Oberthur, 1960.
[7] Pour les biographies de ces personnages on se reportera à Georges Cadiou, EMSAV, dictionnaire critique, historique et biographique, Coop Breizh, Spézet, 2013.
[8] J’utilise le dictionnaire cornique de Ken George, An Gerlyver Meur, Bodmin, 2009.
[9] Gallica : Dictionnaire_français-breton_par_H_Du_[…]Du_Rusquec_bpt6k62584888.pdf
[10] Signalons aussi le nom de l’auteur de contes populaires Yvon Crocq ou Ivon Krog (1885-1930), originaire de Poullan (sur-Mer) près de Douarnenez.
Pour info Céline entretenait des relations principalement avec Olier Mordrel ce qui peut aussi expliquer ses inspirations
Céline n’a rencontré Mordrel qu’en 1943 (cf. Wikipedia et art. in Bretons, n° 67, de Maïwenn Raynaudon-Kerzhero). Il faut chercher ailleurs (plutôt dès Rennes dans les années 20 ?)
Merci chers lecteurs pour vos remarques. Toutefois j’aimerais attirer votre attention sur l’information publiée par le spécialiste Gaël Richard dans son livre Le procès de Céline (Le Lérot, 2010) avec les dossiers originaux des Dossiers de la Cour de Justice (p.35) c’est « Suzanne Le Léannec, secrétaire bénévole du Parti national breton, qui mit Céline en relation avec Olier Mordrel en 1941. »