Une histoire de la gauche en BD
La gauche, c’est quoi ? Vaste question à laquelle tente de répondre un ouvrage stimulant, « À Bâbord toute ! », signé de l’historien Jean-Yves Le Naour et du dessinateur Marko. Entretien avec l’auteur.
Comment vous est venue l’idée d’un tel projet ?
Jean-Yves Le Naour : J’ai longtemps enseigné l’histoire des idées politiques en prépa. Cela constituait une bonne base pour écrire le scénario de cet ouvrage. Je voulais le faire en BD, car j’observe depuis quelques années le succès des bandes dessinées politiques. Il s’agit souvent de fictions ou de récits. J’ai donc pensé qu’il y avait de la place pour notre projet ; une histoire globale de la gauche, sérieuse tout en laissant une place importante à l’humour.
Vous faites remonter la gauche à Jésus-Christ, mais c’est surtout la Révolution française qui lance l’idée ?
Oui, on peut dire que Jésus avait déjà, à sa façon, mis le bordel à son époque. Cependant, pour les chrétiens, le bonheur, l’égalité, la justice nous attendaient dans l’autre monde. À partir du XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières, en rupture avec le christianisme, expliquent qu’on peut atteindre le paradis ici-bas. « Le bonheur est une idée nouvelle en Europe », écrira d’ailleurs le révolutionnaire Saint-Just. La Révolution française est évidemment un moment fondateur, premièrement parce que c’est à ce moment que naît la notion de gauche ; pour départager les parlementaires favorables ou non au véto du roi, le 11 septembre 1790, on les regroupe à droite et à gauche. Cette définition spatiale va s’imposer, non seulement en France, mais dans le monde entier. La Révolution acte aussi cette notion de guerre civile intérieure, d’abord entre les Blancs (droite) et les Bleus (gauche), puis cela se complexifie. Les Blancs virent au bleu, et les Bleus rougissent avec des personnages comme Gracchus Babeuf… Le bonapartisme viendra mettre un couvercle sur ces divisions, avant qu’elles ne réapparaissent.
La gauche, c’est une multitude de courants de pensée… Cela n’a pas été difficile de synthétiser ces histoires parfois concurrentes ?
En effet, on peut d’ailleurs plutôt parler des gauches, mais aussi des droites. Avec le nombre de mouvements et de penseurs, il y avait un risque de faire un bottin ! Il fallait donc réaliser une synthèse (pas au sens de François Hollande) autour de grands concepts, comme celui de révolution. C’est en effet un élément de différenciation, certains courants, comme les sociaux-démocrates, ayant rapidement écarté la révolution comme mode de transformation du capitalisme. La gauche, c’est aussi les concepts d’égalité, de régulation de l’économie, de justice sociale…
Il y avait également un risque de se diluer dans des notions trop complexes, de faire une histoire de France vue de la gauche ou une histoire de l’influence des militants de gauche sur l’histoire de France. J’ai essayé de ne pas trop quitter mon sujet pour toujours revenir à l’histoire de la gauche.
Au fait, que reste-t-il de la gauche aujourd’hui ?
Aujourd’hui, elle est à un niveau historiquement bas, autour de 25 % de l’électorat. Depuis les années 1970, on a assisté à une désidéologisation du champ politique, qui a conduit à l’affaiblissement du clivage gauche-droite. On a aussi assisté à la conversion au libéralisme d’une partie de la gauche et de la droite. Du coup, il y a eu de plus en plus de convergences, ce qu’a exploité récemment Emmanuel Macron se présentant comme ni de gauche ni de droite. En réalité, ce clivage existe toujours, mais il y avait plus d’opposition à l’intérieur du PS et des républicains qu’entre leurs deux ailes centristes.
Nous sommes dans une période de recomposition. Il y a une demande d’idées de gauche, mais on voit bien qu’il y a un problème d’incarnation dans la gauche socialiste ou écologiste.
La gauche peut-elle encore gouverner ?
La gauche est divisée depuis longtemps. Dans l’Histoire, elle a gagné à plusieurs reprises, mais il s’agit souvent d’alliances entre la carpe et le lapin, qui se sont fracassées sur les réalités du gouvernement. En 1936, le Front populaire s’est constitué avec un ennemi commun, le fascisme. Il a rassemblé les radicaux, les socialistes et les communistes, mais il a fini par craquer sur la question de la gestion gouvernementale. En 1972, le programme commun a préparé la victoire de Mitterrand en 1981. Deux ans plus tard, en 1983, les socialistes ont renoncé à une grande partie de leur programme. En effet, prendre le pouvoir implique de choisir des politiques, donc de clarifier et de diviser. À gauche, c’est toujours très difficile de réunir des tendances qui sont parfois contradictoires… Sans parler des questions d’ego ! À droite, c’est plus facile, car il y a une culture du chef et de l’autorité.
La gauche, c’est la question sociale. Cette dernière revient de manière récurrente, non ?
La question sociale fait partie du fondement même de la gauche qui se veut une émancipation sociale et individuelle. Ses penseurs ont réfléchi sur comment trouver des modèles différents à celui de l’exploitation de l’homme par l’homme. Par exemple, avec les coopératives, l’autogestion, les nationalisations d’entreprises… La question de l’économie, de la production est au cœur de la réflexion de gauche depuis des siècles. Cela a permis de réelles avancées, comme l’instauration de l’État providence, le salaire minimum, la protection sociale. On le voit avec l’actuelle pandémie. Les États ont dû prendre une série de mesures pour éviter que l’économie ne s’effondre comme dans les années 1930. On a injecté « un pognon de dingue » pour faire tourner l’économie.
La crise des Gilets jaunes avait marqué un retour de cette question sociale ?
En effet, la crise des Gilets jaunes était d’abord sociale. C’est une révolte contre l’indignité de travailler et ne plus pouvoir vivre de son salaire. C’est la détresse des travailleurs pauvres qui l’a alimentée. Autrefois, les syndicats et les partis de gauche auraient porté cette colère. Or, on voit que la gauche n’a pas su capter les Gilets jaunes, voire qu’elle en a été rejetée. C’est une rupture, sans doute parce que la gauche de gouvernement est perçue par une partie de l’opinion comme ayant trahi le peuple.
Depuis quand cette défiance s’est-elle accentuée ?
Le Parti socialiste a, en 1983, opéré un virage idéologique qui n’a jamais été clarifié. Le PS a continué à se dire socialiste alors qu’il ne l’était plus. Je pense que la victoire de François Hollande a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il a représenté un dernier espoir, et il a beaucoup déçu. L’épisode des « sans-dents » a été ravageur, car il révélait une forme de cynisme et de condescendance vis-à-vis du peuple. Désormais, le mouvement social n’est pas relié à la gauche, voire même il s’en défie. Pour la gauche, le défi sera donc de redevenir légitime et de représenter le peuple.
Les classes populaires ont quitté la gauche ?
Il convient de remarquer qu’aujourd’hui, le premier parti ouvrier, ce n’est pas le Rassemblement national, mais l’abstention. Certains, comme Mélenchon, tentent de récupérer le vote ouvrier, de séduire les électeurs « fâchés, mais pas fachos ». Néanmoins, le discours souverainiste, que développent les Insoumis, légitime en fait le RN, sans faire revenir les électeurs. Il est vrai que le clivage gauche-droite est troublé, avec des souverainistes et des libéraux à droite comme à gauche. Nous vivons dans un monde qu’on ne connaissait pas avant les années 1990, dont les frontières politiques étaient plus nettes. Auparavant, on arrivait à tout classer, désormais, le paysage est éclaté de façon transversale ; d’où la nécessité pour la gauche de se reconstruire.
Après « À Bâbord toute ! », vous allez vous attaquer à la droite ?
Le scénario d’À Tribord toute ! est terminé. Marko travaille sur le dessin. On va garder le même esprit, ne serait-ce que parce que l’histoire de la droite répond en écho à celle de la gauche.
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