Philippe Blanchet : « une langue se définit par une dynamique politique et sociale »
Natif de Marseille, Philippe Blanchet est professeur de sociolinguistique et de didactique des langues à l’université de Rennes II, où il est rattaché au laboratoire Celtic-BLM (ancien laboratoire de breton et celtique). Spécialiste et locuteur du provençal (prix Mistral en 1992), Philippe Blanchet s’est aussi intéressé aux langues de Bretagne et aux langues d’oïl, particulièrement le galo. Il nous livre donc un regard original sur la question…
Le Galo est-il une langue, sachant qu’il y a une grande proximité avec le français et les parlers d’oïl voisins (angevin, mayennais, normand…) ?
Effectivement, il existe une grande proximité. Entre langues apparentées, il y a toujours un des ressemblances, avec parfois les mêmes mots. Cela s’observe, par exemple, entre l’espagnol et le portugais, entre le provençal, l’italien, le catalan et le corse…
On le perçoit moins depuis le breton, qui est la seule langue celtique continentale et qui est isolée de ses langues apparentées (cornique, gallois). Elle apparaît donc comme beaucoup plus distincte d’autres langues environnantes que le galo.
Une langue ne se définit pas par des critères linguistiques réels ou supposés comme une absence de ressemblances formelles ou d’intercompréhension, mais par une dynamique politique et sociale. Il faut que ceux qui la pratiquent aient la conviction que c’est une langue distincte et que cela soit confirmé par leurs institutions. Le monde est plein de langues distinctes qui se ressemblent.
Donc le galo est bien une langue distincte ?
Une langue est une entité sociolinguistique et non linguistique. Le galo est parlé dans l’est de la Bretagne et il est considéré par les institutions comme l’une des langues de la Bretagne. Les gens qui le parlent se sentent bretons et c’est déterminant, car du coup, ce qu’ils parlent est catégorisé comme distinct du normand ou du poitevin. La question du galo en tant que langue est en grande partie résolue, comme elle l’est pour le picard, et en cours d’affirmation pour le normand.
Il est pourtant parfois avancé qu’il n’y a pas vraiment de demande sociale pour le galo en haute Bretagne ?
Il s’agit d’une question faussée par l’idéologie française dominante. Depuis deux siècles, les gens sont éduqués en français et on les a amenés à considérer, en haute Bretagne (et ailleurs), qu’ils parlent une « mauvaise » variante du français pour les convaincre de l’abandonner… Cependant, les choses changent. Depuis 20 ans, le galo est en train d’émerger, notamment dans l’idée que ce n’est pas une variété du français, on le voit bien dans nos enquêtes.
La situation du picard est assez similaire, puisqu’il est considéré comme la langue d’une région. La différence réside dans le fait que le picard a un long passé de langue littéraire médiévale, ce qui facilite une certaine reconnaissance. Ce n’est pas le cas du galo, qui n’a pas de longue tradition écrite. Cependant, ce n’est pas essentiel pour faire une langue : la plupart des langues du monde ne s’écrivent pas.
Rappelons aussi que, sous l’Ancien-Régime, tout le monde parle ce qu’il veut et ne se préoccupe pas nécessairement de savoir ce que c’est….
Le galo n’est donc pas une variante du français ?
En sociolinguistique, on parle de « satellisation » des langues minoritaires : c’est un phénomène qui consiste à faire croire que des langues comme le galo sont des variantes d’une langue dominante, comme le français, ou le corse par rapport à l’italien, alors que c’est faux historiquement.
Depuis l’apprentissage généralisé du français à la fin du XIXe siècle, il y a aussi une francisation du galo. On a vu se créer une langue intermédiaire, un mélange entre les deux. Plus des langues sont proches, plus elles fusionnent fortement. Cela s’observe également entre les créoles et le français. Ce qu’on entend aujourd’hui est souvent un galo francisé ou un français influencé par le galo, ce qui rend plus difficile la perception du galo en tant que tel, que l’on entend pourtant encore chez certaines personnes âgées. On observe un phénomène comparable, à un degré moindre, pour le breton ou l’alsacien ou le provençal…
On semble pourtant observer un phénomène de standardisation du galo ? Qu’en est-il ?
Il y a toujours une tendance à se calquer sur la langue dominante et à croire qu’il faut standardiser à tout prix, dégager une variété de référence et une graphie unique pour chaque mot, ce qui crée d’autres formes de domination. Pourtant, des langues comme le provençal ou le corse, ne sont volontairement pas standardisées et plusieurs variantes coexistent sans problèmes, y compris à l’écrit… Pour le galo, l’idée d’un standard semble avoir été abandonnée.
Concernant les différentes orthographes en galo, c’est là encore un phénomène classique des langues minorées qui passent à l’écrit. On crée des orthographes, parfois en cherchant une différenciation maximale ou au contraire l’utilisation du système, connu, de la langue dominante. Ce sont souvent les formes d’orthographe les plus simples qui fonctionnent le mieux et qui s’imposent, mais hélas pas toujours.
Pour le français, ça a été pareil : jusqu’au XIXe siècle, plusieurs orthographes coexistent. C’est, finalement, l’Éducation nationale qui a choisi celle de l’Académie française, même si cette dernière n’a pas fait les choix les plus simples et les plus logiques. D’ailleurs, il n’y aucun texte officiel à portée juridique qui définit quelle est l’orthographe du français (sauf pour les tolérances et rectifications récentes).
Ah, du coup, c’est quoi le français ?
A la base, c’est une langue d’oïl parlée en Ile-de-France, en Orléanais, dans une partie du val de Loire. C’est un parler issu du latin populaire, transformé par des Celtes (les Gaulois) puis par des Germaniques (les Francs) qui lui ont donné leur nom. Son aire d’origine correspond au domaine royal français qui va s’étendre après l’An Mille. Comme, au Moyen Âge, Paris est la plus grande ville d’Europe, attractive, le français s’enrichit alors de mélanges avec d’autres langues d’oïl proches, particulièrement le champenois puis l’angevin.
A noter que le picard ou le normand (parlé pendant plusieurs siècles à la cour d’Angleterre) auraient pu devenir la langue de la cour de France.
A partir du XVIIe siècle, le français, langue du pouvoir royal, évolue et se différencie des parlers du peuple. Il y a une volonté un peu snob d’en faire une langue d’État et des classes « supérieures », avec de nombreux emprunts au latin classique, au grec ancien ou à l’italien qui est à la mode. Ces emprunts de prestige contribuent à la différencier, volontairement, de la langue du peuple de Paris et des pays d’oïl.
Parallèlement, on présente les autres langues d’oïl comme des sous-langues qui seraient des « déformations » du français ou des restes d’ancien français. Alors que, en fait, elles ont une origine commune mais ont ensuite connu des trajectoires différentes.
Présenter le galo comme une simple variante du français relève donc d’une reconstruction idéologique.
Les Québécois ou les Wallons, qui parlent aussi des langues d’oïl, utilisent le français standard pour leur signalétique, au contraire des revendications des mouvements du galo qui prônent des graphies très différenciées… Pourquoi ne pas utiliser le français standard dans la signalétique en galo ?
Oui, mais les Québécois considèrent que ce qu’ils parlent c’est du français. Les Belges, à l’inverse, distinguent clairement le wallon et le picard du français mais le français reste la langue dominante y compris et surtout à l’écrit. S’afficher différent de la langue dominante, c’est le signe d’une volonté d’affirmation. De plus, le galo a des particularités de prononciation, dont la double nasale par exemple, qui sont difficiles à retranscrire avec le système d’écriture du français : il suffit de voir l’écart entre les noms officiels francisés des communes et lieux-dits, et leur véritable nom local en galo.
Justement, que pensez-vous de la polémique autour des panneaux en breton en haute Bretagne ?
J’ai toujours dit aux militants du galo que c’était une erreur de s’opposer au breton et à ceux qui promeuvent la langue bretonne. Les militants du breton ont un siècle d’avance sur ceux du galo, alors il serait plus profitable de s’inspirer de ce qu’ils font pour l’adapter à la promotion du galo, là où c’est possible.
De même, il est faux de dire que « on n’a jamais parlé breton en haute Bretagne ». Il y a toujours eu des bretonnants à Rennes et Nantes, capitales de toute la Bretagne. D’ailleurs, les enquêtes récentes montrent que la population considère comme légitime la présence du breton en haute Bretagne. Il faut désamorcer la polémique. S’il est légitime d’afficher du breton en haute Bretagne, il est évidemment légitime d’y afficher du galo, et je pense qu’il faut mettre du trilinguisme partout où cela est possible. Quand c’est impossible, il faut voir au cas par cas : un lieux-dit de haute Bretagne qui n’a jamais eu de nom en breton doit conserver son nom en galo, et c’est respecter les gens du coin que d’afficher le nom dans leur langue ; un panneau directionnel indiquant une grande ville, sur une voie express, c’est autre chose. Le principe directeur doit être de cesser d’exercer une domination contre la langue populaire locale, que ce soit le breton, le galo, ou le corse ou le provençal, etc.
Il est également faux faire croire qu’on retire au breton pour donner au galo. Lorsqu’on regarde les chiffres des subventions et des aides publiques, on voit un ajout de moyens, pas une réaffectation, d’autant que les sommes sont très différentes.
Quelle est la situation du galo aujourd’hui ?
Pendant longtemps, sa pratique était généralement sous-évaluée et on nous disait qu’elle était surévaluée par nos propres enquêtes sociolinguistiques. Finalement, les enquêtes récentes ont confirmé nos chiffres. On est autour de 200.000 locuteurs. Aujourd’hui, le galo est surtout pratiqué par une population âgée, de plus de 60 ans, comme la plupart des langues dites régionales de France, hors outre-mer.
En un demi-siècle, depuis les années 1970, le breton a réussi sa révolution culturelle. De langue perçue comme rurale et obsolète, il est devenu une langue plutôt moderne, urbaine et valorisée, symbolique de l’originalité de la Bretagne. Le galo reste renvoyé à la ruralité, donc, parfois, méprisé comme une « langue de plouc », même s’il a aussi une image de parler convivial, celle d’une langue de petites communautés de proximité. Comme quoi, les représentations sociales ne sont jamais totalement négatives, ce qui donnent des leviers de transformation…
Depuis 2016, on sent qu’il y a des effets positifs des politiques publiques, particulièrement de la Région. Le mot « galo » est ainsi deux fois plus connu qu’il y a vingt ans dans la population. L’intérêt pour le galo progresse.
Mais, si le breton reste en danger, il ne l’est plus aussi « gravement », contrairement au galo qui peut disparaître d’ici deux ou trois générations. Il y a un véritable risque d’arrêt total des pratiques, alors qu’une partie de la population y est attachée.
Que pensez-vous de la revendication territoriale concernant le breton (parlé traditionnellement à l’ouest de la péninsule) et le galo, mis en avant par certains militants. N’est-ce pas un peu réactionnaire de figer ainsi des langues sur un territoire ?
Je dirais que cette territorialisation est à la fois pertinente et ne l’est pas. Depuis la sédentarisation des humains au Néolithique, il y a une territorialisation des langues. Il s’est créé des sortes de frontières linguistiques (entre autres frontières). Cela a été renforcé avec le développement des états et du droit : ce dernier officialise toujours une partie des normes d’une société, et donc les usages de sa ou ses langues, sur un territoire (sauf le droit international, très récent).
Cependant, les territoires linguistiques ne sont pas étanches. Les gens bougent et se mélangent, et leurs langues avec eux. Donc, l’idée d’une différence linguistique entre haute et basse Bretagne est fondée mais il ne faut pas l’appliquer de façon rigide.
Les langues sont d’abord, sauf exceptions, l’expression de communautés sociales ancrées sur des territoires, mais rien n’est fermé ni immuable. Ce serait une bonne chose, je crois, que les Bretons des zones brittophones aient une connaissance de la culture populaire de Bretagne gallo, et réciproquement.
Le terme même de galo n’est-il pas une construction identitaire très récente ?
C’est un mot ancien, qui remonte au Moyen Âge, qui connait une nouvelle utilisation relativement récente. Ce mot a été pris là où il existait déjà, c’est-à-dire dans les zones « frontalières » avec le breton, et son usage a été étendu à l’ensemble de la haute Bretagne.
Dans la plupart des cas, les langues tirent leur nom du territoire dont elles sont issues. Le problème, c’est que le terme « breton » était déjà pris. Il a bien fallu trouver autre chose.
Donc, oui, l’identité linguistique du galo est une construction, mais tout est construction…
Bien sûr que le gallo est une langue. Et c’est notre fierté à nous les Hauts-Bretons !
Quand je vois la haine de certains militants bretons à l’encontre du gallo, reprenant les mêmes schémas que les jacobins français, je me dis qu’il est heureux que ces fachos ne soient pas au pouvoir à Rennes
Philippe Blanchet est un grand linguiste auteur du livre (que tout le monde devrait avoir lu ) sur la glottophobie, mot qu’il a inventé pour montrer ce qu’est la discrimination linguistique. Je pense que « la guerre de langues » en Bretagne est due à l’ignorance de l’origine des langues en général. Voir mon livre « Nouvelle histoire des Bretagnes et de leurs langues » (coop breizh et les bonnes librairies)
M. Blanchet précise une chose que j’avais remarquée, à savoir que bien que le gallo soit distinct du français, il s’en rapproche dangeureusement depuis deux siècles car il en emprunte tous les néologismes. D’où ma question : faut-il créer des néologismes propres (via l’institut du gallo par ex.), comme le fait le breton (Saded et Oplb), ou bien faut il aller avec l’eau du fleuve et risquer par là de ne plus avoir d’intérêt ? Voir l’exemple du renouveau du cornique qui ne se base pas sur les terminals speakers mais sur le meilleur du cornique à son apogée.