Chroniques de propos anti-bretons (2)
Faits et gestes de Louis le Pieux, d’Ermold le Noir (IXe siècle)
En ce début de IXe siècle, en l’an 818, l’empereur d’Occident Louis Ier “Le Pieux” règne en maître sur une grande partie de l’Europe et sur de nombreux peuples. Mais tout au bout du continent, une petite nation refuse de se soumettre au joug d’un roi étranger. Le roi breton refuse en effet de payer le tribut au César des Gaules, ce dernier ne peut laisser passer l’affront sous peine de passer pour un faible auprès de sa bouillonnante noblesse. Ainsi, la guerre couve entre le roi de Bretagne, Morvan, et le dit empereur. Pour justifier une nouvelle invasion de la Bretagne, la quatrième en un peu plus de 30 ans, le chroniqueur et poète franc Ermold le Noir raconte l’ambassade envoyée au souverain des Bretons, en la personne du religieux Witchaire :
« Murman [Morvan] n’a pas plutôt appris qu’un envoyé du puissant Louis se présente, que son audace l’abandonne. Cependant il veut connaître la cause d’un événement si extraordinaire. Tous ses traits feignent l’espérance ; il dissimule sa terreur, affecte la joie, commande à ceux qui l’accompagnent de se montrer gais, et ordonne enfin d’introduire Witchaire. […] Witchaire prend la parole le premier pour développer l’objet de sa mission, et Murman l’écoute ; mais la sincérité ne dirige ni son oreille ni son cœur. […] « Toi et les tiens vous cultivez dans son Empire de vastes terres où la mer vous a jetés comme de misérables exilés condamnés à une vie errante. Cependant tu lui refuses un juste tribut ; tu veux en venir à des combats ; tu insultes les Francs, et prépares tes armes contre eux. Il est temps, plus que temps, infortuné, que tu cesses d’abuser toi et les tiens ; hâte-toi donc de venir demander la paix. […] Songe, je t’en conjure, à ta patrie, à tout ton peuple, songe à tes enfants et à la femme qui partage ton lit ; pense surtout que ta nation et toi vous avez le tort d’adorer de vaines idoles, de violer les saints commandements, et de suivre les voies du démon. Peut-être le pieux roi te renverra dans tes champs, qui alors seront bien ta propriété ; peut-être même te comblera-t-il de dons plus considérables encore. […] Le Franc n’a point son égal en courage ; c’est son amour pour le Seigneur qui le fait vaincre, c’est sa foi qui lui assure le triomphe, il aime la paix, et ne prend les armes que malgré lui, mais une fois qu’il les a prises, nul n’est capable de tenir devant lui. Quiconque, au contraire, recherche la fidèle amitié du Franc et la protection de ses armes, vit heureux dans le repos et la joie. » […] Tout à coup la femme perfide et au cœur empoisonné de Murman sort de la chambre nuptiale, et vient d’un air superbe solliciter les embrassements accoutumés de son époux ; […] La perfide alors se penche à son oreille, lui parle bas longtemps, et parvient bientôt à porter le trouble dans les sens et l’esprit de son époux. […] Witchaire n’a pas plutôt entendu cet entretien qu’il prend à son tour la parole: « Murman, dit-il, donne-moi donc enfin la réponse que tu souhaites que je reporte à mon roi ; il est plus que temps que j’aille lui rendre compte de l’exécution de ses ordres. » — « Souffre, répond Murman dont le cœur roulait mille tristes et inquiétantes pensées, souffre que je prenne le temps de la nuit pour me consulter avec moi-même. » » Ermold le Noir (790-838), chroniqueur de l’empereur d’Occident Louis Ier »le Pieux », dans ses Faits et gestes de Louis le Pieux, vers 826[1].
Il est peu vraisemblable que ce Witchaire ait employé un langage aussi direct face au très martial Morvan. Il est beaucoup plus probable qu’Ermold le Noir ait réarrangé les paroles de cet ambassadeur franc et y ait ajouté toute cette dévalorisation envers notre penntiern (« souverain » en breton). Le but de cette chronique médiévale était clairement de rabaisser le roi des Bretons pour élever le pacha lutécien. Le chroniqueur assène à nouveau que les Bretons ne sont que locataires de leurs terres, non les propriétaires. Il est légitime de penser qu’au travers de Morvan Lez-Breizh ce soit le caractère et la psychologie du peuple breton dans son ensemble qui soient attaqués : « inconstant », « insincère », « perfide » ; ce sont là des insinuations que l’on retrouvera tout au long de l’époque médiévale et même jusqu’à la Révolution de 1789. La calomnie envers la « Nation Armorique » continue donc de plus belle. En effet, non content d’avoir attaqué les mœurs des familles bretonnes (voir « chronique de propos anti-bretons n°1 »), Ermold le Noir accuse maintenant le peuple breton, sous couvert d’adorer ses nombreux saints, d’être adonné à l’idolâtrie, voir même à la sorcellerie et au satanisme. Il est tout à fait vrai que le paganisme celtique n’était alors pas totalement abandonné en Bretagne, que certains usages païens avaient été intelligemment repris par le clergé chrétien. Mais si les Francs veulent vraiment comparer chrétiennement nos deux peuples alors soit :
1) Diverses traditions rapportent que, dès la mort du Christ, on trouvait des Bretons aux côtés des apôtres en Palestine et en Méditerranée, les Francs n’en étaient alors qu’au stade de clans désunis.
2) La tradition bretonne rapporte que saint Nicodème débarqua et évangélisa l’Île de Bretagne au cours du Ier siècle ap. JC, qui à cette époque aurait daigné évangéliser les Francs ?
3) Selon le Liber Pontificalis, une mission d’évangélisation d’ampleur fut décidée en Bretagne par le pape saint Eleuthère (175-189) à la fin du IIe siècle ap. JC. Où en étaient les Francs alors ?
4) La Bretagne fut fondée par plus de 100 000 Bretons majoritairement chrétiens, la Bretagne armoricaine était fortement chrétienne dès l’origine. Les Francs, quant à eux, ne se convertirent au christianisme que pour asseoir leur légitimité politique sur la Gaule, alors en voie de christianisation.
Et on pourrait continuer ainsi pendant longtemps, mais revenons à notre chronique. On remarque que les menaces de Witchaire sont à peine voilées, en voici la logique : « songez à vos familles, soyons amis, soumettez-vous ! » Mais bien sûr le Franc « aime la paix, et ne prend les armes que malgré lui », évidemment. Enfin, en taxant plusieurs fois de « perfide » l’épouse de Morvan, il est envisageable que le cliché du Bas Moyen Âge sur la perfidie des femmes bretonnes soit né dans cette chronique ou, à tout le moins, qu’il ait été popularisé par cette dernière. Mais ne pourrait-on pas y voir là l’une des grandes patriotes bretonnes de notre Histoire ?
A suivre…
Tanyel Denkyn
[1]Ermold le Noir, Faits et gestes de Louis le Pieux, « Chant Troisième », In : François Guizot, Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, Tome IV, Paris, J.L.J. Brière Libraire, 1824, p. 58-62.
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