Donatien Laurent : l’oralité est une histoire

Donatien Laurent en collectage en centre Bretagne dans les années 1980 (photo DR. Michel Thersiquel/ArMen).

Figure du monde de la recherche bretonne, Donatien Laurent nous a quitté en mars 2020, victime de la pandémie de Covid-19. L’ethnologue laisse derrière lui un héritage considérable, tant sur le plan méthodologique, que sur celui de la connaissance de la transmission orale en Bretagne. Portrait d’un érudit hors normes.

Donatien Laurent est né à Belfort en 1935, d’une mère nantaise et d’un père brestois. Il a 4 ans lorsque ses parents viennent s’installer à Paris, où son père s’investit dans des activités culturelles et militantes: il sera, à partir de 1947, le président de Ker-Vreiz, foyer culturel breton.

Dès l’enfance, à l’occasion de ses séjours dans la maison familiale, il réalise qu’un autre monde existe sous ses yeux. Commence alors pour lui une quête qui le guidera toute sa vie. « Au Conquet, tout le monde parlait breton, et j’avais accès aux nombreux livres de la bibliothèque de mon père, sur l’histoire et la culture bretonne », explique-t-il sur France Culture, en 2010.

Sa mère lui lègue la musique et ses premières gwerzioù, qu’elle chante, en accompagnant au piano. Ces complaintes historiques locales qui racontent des événements passés, mais réels, vont devenir l’objet d’étude de Donatien. Il entend bien sûr déjà parler des chants du Barzaz Breiz, dans un entretien dans la revue ArMen, il raconte : « Peu de livres m’ont autant fasciné que le Barzaz Breiz. Encore étais-je loin d’imaginer que cette rencontre allait peser si durablement sur l’orientation de mon existence… »

Il se forme en quasi autodidacte, en suivant des conférences en parallèle de ses études, s’intéresse à la musique et, en 1950, intègre à Paris le Bagad Bleimor. Il y joue alors avec un certain Alan Cochevellou qui se fera connaître quelques années plus tard sous le nom d’Alan Stivell. Le bagad, qu’il dirige, lui fait découvrir la culture écossaise, la cornemuse, dont il devient un adepte et qu’il popularise. « Je me suis senti cousins des gallois, des écossais, celte ; parce que la Bretagne par sa langue était effectivement cousine du « Pays de Galles » et encore plus de la Cornouaille ».

Un destin atypique

Malgré tout, il débute des études de droit, sur les conseils de ses parents. Il les abandonne bientôt

pour Science-po, et assiste en auditeur libre aux cours de philologie celtique d’Édouard Bachellery  à l’École pratique des hautes études. Il suit également des cours d’anglais en Sorbonne et engage, sous la direction d’André Martinet, un travail de linguistique générale. C’est sur la route pour poster un travail effectué pour ce dernier qu’il est victime d’un grave accident. Il passe 18 jours dans le coma. Les médecins sont pessimistes et le déclarent invalide à 75%, en même temps qu’ils suggèrent à ses parents de « lui laisser faire ce qu’il veut ». Il reprend alors son certificat de linguistique générale tout en continuant à suivre les séminaires de celtique à EPHE et entame une licence dans la toute jeune discipline qui vient d’ouvrir à Paris, l’ethnologie. Il peut désormais se consacrer à ce qui sera l’ouvre de sa vie : la collecte, l’étude, la mise en perspective historique de la matière orale bretonne, les gwerzioù.

Avec les primes versées par l’assurance, il achète un enregistreur Nagra qu’il fait modifier par le fabriquant, à son idée, pour, notamment, bénéficier de plus d’autonomie de batterie. En véritable « passeur de mémoire », il va à la rencontre des chanteurs, ces « journalistes du peuple », comme les qualifie l’historien Alain Croix, et recueille patiemment leur version des chants. Sa connaissance du breton, lui permet « d’atteindre un échange plus vrai avec les gens ». Parfois, comme au début des années 1960, pour une étude menée à Plozévet par l’ethnologue André Leroi-Gourhan, il est le seul des chercheurs envoyés à parler le breton, ce qui fait dire à Donatien Laurent, que ses collègues, « sont passés à côté de quelque chose d’«intime», en n’intégrant pas « le caractère essentiel de ce qu’on appelle aujourd’hui l’identité ».

Il mène un travail gigantesque, tant par son ampleur que par sa qualité, à une époque où la tradition orale de langue bretonne était encore très présente. La langue bretonne est pour lui « concrète et imagée ». Il l’aime « pour tout ce qu’elle signifie de mémoire longue transmise ». Sur France culture, il dit ainsi : « j’étais sidéré de retrouver des témoins qui m’ont parlé de choses qui avaient disparues depuis 200 ans ».

Au service de la vérité historique

C’est « ce back grown incroyable », comme le qualifie de réalisateur carhaisien Philippe Guilloux, qui lui permet en 1964 d’obtenir la confiance de la famille de Hersart de la Villemarqué, le célèbre auteur du Barzaz Breiz ». Les descendants du collecteur lui confient les carnets de collecte des chants, qui sont à l’origine de l’ouvrage.

Sans doute est-ce « sa gentillesse, sa simplicité », loués par ses proches, qui lui permettent de briser la défiance de la famille de la Villemarqué, échaudée par les polémiques que le Barzaz Breiz a subit depuis sa parution. En effet, depuis 1867, date de la troisième édition, l’ouvrage déchaîne les passions. Chef d’œuvre pour les uns, travail de faussaire pour les autres : Donatien Laurent veut en avoir le cœur net, persuadé de l’authenticité des sources de La Villemarqué.

Ce sera l’objet de sa monumentale thèse, soutenue en1975, à la Sorbonne. Grâce à l’étude des carnets de collecte, dont il analyse minutieusement chaque détail, il prouve, que si les textes ont été modifiés, La Villemarqué a bel et bien effectué un travail colossal de collectage des gwerzhioù.

Il faudra attendre 1989 pour que l’étude du premier carnet soit publiée par ArMen. Les critiques sont dithyrambiques concernant l’ouvrage Aux sources du Barzaz Breiz, la mémoire d’un peuple. Ainsi, Alain Croix explique-t-il « qu’elle consacre l’existence d’une littérature orale » « véritable mémoire du peuple ». Ce que certains percevaient comme du folklore, devient grâce au travail de Donatien Laurent, une véritable source historique. Car il ne s’est pas contenté de prouver l’authenticité du travail de La Villemarqué, mais bien des chants eux-mêmes. L’étude sur la gwerz de Louis Le Ravallec est ainsi qualifiée par Alain Croix, de véritable modèle du genre : « Elle établit de manière imparable et rigoureuse que la mémoire transmise par une chanson peut être supérieure à celle utilisée par les historiens à travers les archives. »

Enquête policière

C’est à cette dernière que Philippe Guilloux a consacré un film. « Au départ, l’idée était de mener une enquête policière qui retrace l’histoire de ce jeune homme assassiné en 1732 et dont la justice n’a pas trouvé les auteurs du crime ». La gwerz, elle, les désigne. Le réalisateur carhaisien fait à cette occasion la rencontre de Donatien Laurent, qui devient très vite, le véritable objet du film. « Son accident lui avait fait avoir un rapport particulier à l’espace et au temps, c’était quelqu’un d’incroyable, il y avait chaque jour une surprise sur le tournage avec lui. Il avait un côté professeur Nimbus ou Tournesol ».

Aujourd’hui, Philippe Guilloux s’interroge « Qui aujourd’hui est capable de connaître à la fois la musique, le breton et l’histoire au même niveau que Donatien Laurent ? Son travail n’est pas suffisamment mis en valeur et aucun hommage à la hauteur de sa contribution à la recherche ne lui a été rendu, c’est anormal ». Il est vrai, que même dans la très récente exposition « celtique ? », à Rennes, on ne trouve nulle trace du nom de Donatien Laurent et de son travail magistral sur la littérature orale bretonne.

Catherine Milin

Le film de Louis Guilloux « Qui a tué Louis Le Ravallec ? » est en accès libre sur la plate forme « Kubweb.media ».

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5 réponses

  1. Merci pour ce bel hommage rendu à Donatien qui le mérite tant.

  2. Daniel GUIGUEN dit :

    Hommage mérité à cet érudit trop peu reconnu. Merci.

  3. Anne Gouerou dit :

    A lire aussi, pour ceux et celles qui sont intéressés par les travaux de Donatien Laurent, l’ebook publié par BCD en juillet 2022 : « La troménie de Locronan – Un chemin au rythme du temps celtique », un livre multimédia que j’ai rédigé en me basant pour beaucoup sur les travaux du grand ethnologue.
    https://boutique.bcd.bzh/accueil/15-la-tromenie-de-locronan-un-chemin-au-rythme-du-temps-celtique.html

  4. Alan Stivell dit :

    Demat deoc’h,
    on évoque ici la vérité historique.
    J’ai bien sûr eu le plaisir de connaître Donatien quand je n’avais que 10 ans. J’ai été dès l’année suivante à Bleimor et son bagad. Nous nous sommes donc connus et appréciés presque toute la vie.. J’ai bien sonné en couple (plus tard bien sûr), mais pas avec Donatien. Nos échanges ont néanmoins été fructueux et très amicaux.
    Alan

  5. Marie-Barbara Le Gonidec dit :

    Puis-je me permettre de vous signaler deux inexactitudes?
    Donatien Laurent est mort au début du confinement dû au Covid, mais pas du Covid.
    André Leroi-Gourhan n’a pas mené d’enquêtes à Plozévet, il a recommandé à Robert Gessain (directeur des opérations) d’engager Donatien Laurent.

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